La crise de l’eau à Mayotte, une crise du service public.

Une analyse de parents et professeurs en colère.

Ce refrain est sur toutes les ondes et dans toutes les bouches à Mayotte depuis quelques semaines et
l’intervention du recteur sur Mayotte la Première le 25 septembre* n’y dérogeait bien-sûr pas. Il repose
pourtant sur des éléments parfaitement contrefactuels qu’il importe de déconstruire en préambule à une
analyse plus serrée des propos tenus par Monsieur Jacques Mikulovic.
Pour commencer, la mal nommée crise de l’eau est bien plus une crise du service public qu’autre chose. Le sous-investissement de l’État dans les infrastructures vitales au territoire est un état de fait : le département le plus pauvre de France est aussi celui dont les services publics (de santé, de communication, d’enseignement ou d’aménagement) sont les plus défaillants.
L’adaptation aux besoins et l’entretien du réseau d’eau potable en fournissent un exemple frappant.
L’incapacité de l’État à lancer, en cinq ans, les multiples travaux nécessaires à cette fin (pour lesquels 77
millions d’euros de fonds FEDER avaient pourtant été octroyés de janvier 2018 à décembre 2023 sans être
dépensés) autant que son inaptitude à imposer la construction d’une troisième retenue collinaire, (envisagée et située depuis le début des années 2000 pour l’horizon 2025 mais rendue nécessaire bien plus tôt que prévu par la transformation rapide des modes de vie des Mahorais) ou encore son incapacité à pallier les nombreuses défaillances de la Société Mahoraise des Eaux, témoignent bien de l’hésitation permanente de l’État français à considérer le territoire mahorais comme un territoire de la République.
Les facteurs historiques, financiers, institutionnels et identitaires qui ont mené à cet état de fait sont
complexes et ne peuvent être sérieusement explorés ici mais il n’est pas nécessaire de les analyser pour voir l’évidence : les pouvoirs publics sont directement coupables de la crise qui s’abat actuellement sur le
territoire. Philippe Vigier, ministre délégué aux outres-mers, le reconnaissait lui-même mercredi 27
septembre dans le Journal de Mayotte : “Il y a urgence absolue à Mayotte de mener les travaux nécessaires qui auraient dû être faits avant.”
Par ailleurs, la sécheresse actuelle n’a rien de radicalement inédit. En 2015 déjà, la pénurie d’eau avait été
très intense, les restrictions sévères et la perspective d’une catastrophe épidémique avaient suscité de
nombreux communiqués de l’ARS ; il est de notoriété publique que, depuis des années, les coupures et les tours d’eau sont devenus monnaie courante à Mayotte. De la même manière, cette sécheresse ne saurait être considérée comme naturelle. Elle s’inscrit bien dans une amplification des phénomènes météorologiques extrêmes imputables à un réchauffement climatique planétaire dont le GIEC s’évertue à établir l’origine anthropique depuis la fin des années 90. Celle-ci était donc parfaitement prévisible depuis de très nombreuses années et rendue certaine par les relevés météos effectifs depuis au moins un an.
Il faut enfin souligner que cette sécheresse agit comme un révélateur des indécentes inégalités d’un territoire où le niveau de vie médian est de 260 euros (c’est à dire 6 fois plus faible qu’en métropole) et le prix de l’eau en bouteille près de cinq fois supérieur à celui pratiqué dans l’hexagone. Loin de nous mettre sur un pied d’égalité, la crise actuelle témoigne au contraire de l’impossibilité de faire société sur un territoire structuré par une fracture sociale démesurée (l’indice de Gini local est de 0,49 contre 0,29 dans l’hexagone).
Dans un tel cadre, les discours des responsables politiques et institutionnels appelant à la citoyenneté pour résoudre la crise sont des incantations sémantiques qui ne recouvrent plus rien de réel et ne peuvent qu’alimenter une défiance délétère envers les institutions républicaines nourrissant la spectaculaire montée de l’extrême droite sur le territoire.
Ces indispensables préalables établis, il devient difficile de percevoir les propos du recteur, tenus sur une
chaîne du service public, autrement que comme provocateurs et contre-productifs.
Celui-ci indique tout d’abord “avoir alerté les autorités” dans l’optique de cette crise “depuis janvier 2023”
et avoir “pris des mesures dès avril”, mais quelles sont-elles ? La distribution de gourdes de 800 ml aux
117000 élèves de l’académie et l’installation sporadique de quelques cuves d’eau non-potable dans certains établissements par les communes semblent être les mesures phares prises à ce jour par le rectorat. Celles-ci interviennent en complément de l’inefficace dispositif chemin de l’eau déployé par la Préfecture pour garantir la potabilité dans les infrastructures prioritaires de l’île, au premier rang desquelles figurent les établissements scolaires.
L’utilité des gourdes pour faire face à la crise est pour le moins contestable : eu égard à leur contenance tout à fait insuffisante pour une journée (surtout quand la température ressentie est de 45°C, que les salles sont rarement climatisées et que les élèves ont des cours d’EPS) et au fait qu’elles ne sont pas accompagnées de dispositifs de potabilisation Ce sera donc aux parents, dont les conditions matérielles d’existence varient considérablement d’une famille à l’autre, de s’assurer de la potabilité de l’eau – en lieu et place des pouvoirs publics censés la garantir – et de remplir ces gourdes !
Les quelques cuves d’eau non-potable distribuées dans les établissements selon une logique cryptique ne
semblent pas plus pertinentes. Celles-ci sont supposées garantir le fonctionnement des sanitaires pour les
établissements ne se trouvant pas sur le chemin de l’eau mais de nombreux établissements ne bénéficiant pas de ce dispositif n’en sont toujours pas dotés. Par ailleurs, toujours dans son intervention du 25 septembre, le recteur est extrêmement approximatif dans la description de son propre dispositif “Nous avons installé, fait installer, demandé à ce que les communes installent des cuves sur les écoles qui ne sont pas sur le chemin de l’eau”…
Aucun bilan de ces timides actions qu’il aura donc fallu plus de 9 mois pour déployer ne semble être à l’ordre du jour. Il semble au contraire que ce sont les personnels de direction des établissements qui agissent de leur propre initiative pour pallier l’absence de dispositif global. Ainsi, certains se dotent de filtres UV pour assurer la potabilité de l’eau distribuée aux élèves tandis que d’autres ont recours à d’autres dispositifs en fonction de la créativité et des portefeuilles de chacun.
Reste le dispositif chemin de l’eau qui consiste à sanctuariser certaines parties du réseau pour qu’elles restent sous pression 24h/24 de manière à éviter le développement des germes qui apparaissent dans les tuyaux où l’eau est stagnante. Dans certains établissements tels que le LPO de Kawéni, ce dispositif n’a pourtant pas empêché l’ARS et la SMAE de constater des non-conformités sur l’eau distribuée au cours du mois de septembre. Mais les approximations ne s’arrêtent pas là : dans certains établissements qui avaient été annoncés comme reliés à ce dispositif, les personnels ont pu apprendre par voie de presse qu’en fait il n’en était rien – comme cela fut le cas au lycée de Petite Terre le 21 septembre notamment.
Le recteur reconnaît d’ailleurs lui-même que ce dispositif ne fonctionne que “de manière théorique” avant de se reprendre face aux questions de Géniale Attoumani assurant que celui-ci fonctionne “essentiellement”. Or, il faut souligner ici qu’une approche aussi approximative sur un tel sujet est tout simplement gravissime : elle entend d’accepter une mise en danger potentielle des élèves et des personnels placés sous sa responsabilité.
Celle-ci est pourtant sanctionnée par plusieurs articles du code de la santé publique.
Ainsi, l’article L1321-1 A de ce code dispose que l’accès à l’eau potable est un droit « pour toute personne
physique » et qu’il est de la responsabilité de « toute personne qui met à la disposition du public de l’eau
destinée à la consommation humaine […] de s’assurer que cette eau est propre et salubre. ». On apprend
pourtant par voie de presse le 21 septembre que l’ARS a dû reconnaître que de l’eau non potable avait été donnée à boire aux élèves dans les établissements scolaires sans que le recteur (ni le Préfet d’ailleurs) ne jugent nécessaire de s’en expliquer. En lieu et place, le recteur se fend d’une invitation à collectiviser le
risque en appelant « tout le monde à s’y mettre pour potabiliser l’eau ».
Mieux encore, au lieu de reconnaître ces graves défaillances du service-public, ce sont ses propres agents qui sont incriminés par M. Mikulovic qui réalise l’exploit d’appeler à “se serrer les coudes” tout en insultant ses propres troupes ! Oubliant vraisemblablement les dispositions légales encadrant le droit de retrait, celui-ci s’en prend à “ceux qui voudraient partir”, les déclarant “indignes d’appartenir au service public”. La difficulté d’accéder à de l’eau non-potable et ses conséquences sanitaires représentent pourtant bien “un danger grave et imminent” pouvant entraîner “dans un délai brusque ou rapproché, une maladie ou un accident grave” qui justifie donc pleinement que les fonctionnaires de l’EN et particulièrement ceux ayant des enfants en bas-âge expriment vivement leur inquiétude pour eux-mêmes et leur famille.
Par ailleurs, malgré le fait qu’il est garant de l’égalité des chances, le recteur fait mine d’ignorer les inégalités structurelles qui détruisent les conditions du vivre-ensemble sur le territoire en expliquant que “les élèves n’ont pas d’eau, pas plus que les enseignants ou que le reste de la population française” et impose donc une mise en récit selon laquelle nous serions tous à égalité face à la catastrophe. Ce qui est évidemment parfaitement faux.
Il méprise ainsi l’article L210-1 du code de l’environnement, qui dispose que le droit d’accès à l’eau potable doit se faire “dans des conditions économiquement acceptables par tous”. Or au regard du prix de l’eau en bouteille (5,5 euros minimum pour 9L) et du niveau de vie médian, la possibilité d’accéder quotidiennement à 2L d’eau potable dans un contexte où celle qui circule sur le réseau ne l’est plus, grève le niveau de vie médian de près d’un quart !! (22 % en prenant une hypothèse conservatrice : la population est plus nombreuse que les chiffres du recensement de 2017 sur lesquels le calcul est ici basé et les packs d’eau coûtent souvent bien plus de 6 euros).
Et s’il faut se féliciter que jusqu’au 31 décembre 2023 les transitaires du port soient réquisitionnés par la
préfecture pour fournir quotidiennement de l’eau en bouteille aux 30 000 personnes vulnérables identifiées par l’ARS, ce dispositif demeure très en deçà des besoins réels des plus de 160 000 Mahorais qui vivent avec moins de 8,50 euros par jour ! Et ce d’autant plus que certains responsables associatifs indiquent que l’eau distribuée ne parvient souvent pas aux bénéficiaires. Une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, qu’à Mayotte il très est rare que quoique ce soit se fasse de manière transparente et démocratique et que les populations les plus précaires sont laissées pour compte. Il ne s’agit bien-sûr pas d’imputer au recteur cet état de fait mais de souligner que la négation de cette situation est à minima coupable au regard des missions que l’EN est supposée garantir – et que sans transparence de la part d’institutions défaillantes il est pour le moins difficile d’entendre le moindre appel à l’union sacrée lancé par leur responsables.
M. Mikulovic circonscrit également les difficultés d’accès à l’eau potable dans les établissements scolaires à “deux communes seulement” celles de Koungou et de Mamoudzou. Non seulement chacun appréciera le fait que des difficultés existent dans de nombreux autres établissements du territoire, mais quand bien même cette affirmation serait exacte, si l’on en croit les chiffres de l’INSEE, ces deux communes représentent plus de 40% de la population mahoraise.
Le recteur annonce enfin un recours à 50 Postes Emplois Compétence (PEC) et le déblocage en urgence d’un million d’euros pour venir en aide aux établissements mais précise peu après que « nous ne pourrons pas fournir une bouteille d’eau à tout le monde au quotidien ». Il aurait pourtant pu sembler possible, en 9 mois de travaux préparatoires, et avec ces moyens exceptionnels, de sanctuariser quelques dizaines de milliers de mètres cube d’eau pour les élèves (19 656 m³ d’eau potable, soit moitié moins que le besoin journalier en eau à Mayotte (42 000 m3), lesquels suffiraient à fournir quotidiennement 2 litres d’eau aux 117000 élèves de l’académie 6 jours par semaine pendant 14 semaines !!).
Il est évident que c’est bien la solidarité qui permettra effectivement à la communauté éducative de survivre à l’incurie d’un État français qui, à Mayotte, n’a plus de républicain que le nom. En lieu et place d’un meaculpa qui aurait pu permettre de se mobiliser ensemble autour des enjeux du présent, nous avons donc eu droit à une leçon de morale abritée derrière des approximations et des invectives par un recteur ne cachant pas son impuissance : “Je ne sais pas si on est en train de résoudre la crise”.
Pour finir, comment ne pas souligner la disproportion des moyens engagés ces derniers mois dans l’immense gabegie qu’aura été l’opération Wuambushu au regard des besoins d’aménagement du réseau d’eau potable.
Comme au moment de l’opération Wuambushu, ce qui est le plus sidérant est l’infantilisation des 9000
salariés de l’EN présents sur le territoire. Alors que le rectorat est le premier employeur du département et que les professeurs ont chaque jour devant eux plus du tiers de la population mahoraise, ceux-ci ne sont jamais consultés, les informations dont ils sont gratifiés sont partielles, partiales et, à l’image de cette
intervention du recteur, caricaturales. Elles témoignent d’un mépris pour les missions des membres de la
communauté éducative, leur vie et celle de leurs élèves.
Nous ne prétendons certes pas détenir les clés de la résolution des multiples difficultés rencontrées sur le
territoire mais restons convaincus qu’une gestion verticale, brutale et infantilisante de ces problèmes – par ailleurs clairement défaillante – ne saurait ni offrir le moindre horizon pour les résoudre ni apaiser les
tensions qu’ils génèrent.
C’est en tant qu’ils s’inscrivent entièrement dans cette rationalité délétère que les propos de M. le recteur nous semblaient appeler un réponse. Pour autant, nous sommes pleinement conscients que ceux-ci sont le résultat d’un exercice de communication raté et qu’en l’absence d’une action de l’État et du Préfet, M. Mikulovic peut difficilement être à la hauteur de sa mission. Si gouverner c’est prévoir, comment ne pas voir que nos gouvernants ont profondément failli à Mayotte ?
Collectif Myombeni