Pourquoi un tel retard dans la prise en charge du stockage des déchets ? (3/4)

Dans [l’article 2/4] nous avons présenté les déchets nucléaires, leur dangerosité et la technique de l’enfouissement. La commission environnement du POID ne prétend pas avoir intégré toutes les connaissances disponibles sur ce sujet. Cependant, elle a souhaité partager avec [ses] lecteurs son niveau actuel d’information et, cette semaine, les premiers questionnements politiques qui s’en dégagent, d’un point de vue ouvrier.

Fûts de déchets nucléaires

Pourquoi un énorme retard a-t-il été pris dans la gestion des déchets radioactifs ?

Le citoyen s’étonnera que la question du sort réservé aux déchets se pose… longtemps après qu’ils ont été produits ! En effet, dans le passé, les industriels du nucléaire de différents pays d’Europe n’ont pas hésité, comme tout industriel en économie capitaliste, à se débarrasser des déchets au moindre coût. Ainsi, dans les années 1960, l’AEN (1) coordonna l’immersion de fûts métalliques de déchets dans l’Atlantique et la Manche. La France fit de même, en Méditerranée. Ce n’est qu’en 1969 que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) décida d’un centre d’entreposage des déchets radioactifs à la Hague.

Pourquoi les déchets sont-ils insuffisamment caractérisés ?

Les niveaux de radioactivité de la majorité des colis à stocker sont mal connus. L’Andra les affuble donc d’un coefficient de sécurité au risque de surdimensionner ou de sous-dimensionner leur stockage. Là comme ailleurs, le pollueur a évité, pour faire des économies, de caractériser ses déchets, en en reportant les coûts et les risques sur Cigéo.

Pourquoi la neutralisation de l’enrobage bitumineux de certains déchets n’est-elle pas envisagée ?

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) (2) avait donné un avis en 2018 qui demandait une étude en vue de neutraliser la réactivité chimique des sels. Mais une commission d’experts extérieurs commanditée en 2018 par le ministère de la Transition énergétique a estimé, contradictoirement, que « la mise en service de la neutralisation de la réactivité chimique des colis avant 2040 est improbable ». Et, d’autre part, que « le coût d’un stockage direct sera nettement inférieur à une neutralisation préalable de la réactivité des déchets ». Deux avis aux motivations différentes s’affrontent donc. L’avis de l’ASN est technique. Celui de la commission d’experts extérieurs est essentiellement financier.

L’argument financier poussé par le gouvernement défenseur des profits des industriels du nucléaire pourrait l’emporter. Les déchets bituminés pourraient alors être stockés en l’état à Bure, avec de grandes marges d’incertitude quant à leur sûreté (3).

Des questions subsistent quant à la sûreté de l’enfouissement après son scellement en 2150

Cigéo apporte une démonstration de la faisabilité logistique du confinement : on pourra y stocker et déplacer des déchets pendant le siècle de fonctionnement. Mais beaucoup de recherches restent à faire pour garantir sa sûreté.

Ainsi, l’ASN avait donné en 2018 un avis favorable à la poursuite du projet, mais conditionné à ce que des études soient faites « sur la représentativité du modèle hydrogéologique, les phénomènes de corrosion, les bétons […], les critères d’endommagement acceptable de la roche et l’évolution des matériaux argileux…».

Après le scellement du site rempli de ses déchets en 2150, se pose la nécessité de sa surveillance au moins pendant le siècle suivant. Mais on ne constate aucune volonté de développer une instrumentation pérenne à cette échelle de temps, permettant de détecter une dispersion de radioéléments non prévue par les modèles. N’est-ce pas inquiétant ?

Si la réversibilité du stockage avant scellement semble établie, au-delà de cette date aucune solution technologique permettant de récupérer les colis ne fait l’objet de recherche. On peut penser par exemple aux techniques minières de récupération robotisée. Aujourd’hui, l’État laisse les compagnies privées d’autres pays travailler à ces techniques, au prétexte qu’il n’y a quasiment plus de mines souterraines en France. Récupérer ces colis pourrait pourtant être utile après la découverte d’un nouveau traitement supprimant leur radiotoxicité.

Pourquoi le gouvernement a-t-il abandonné la recherche sur des filières potentiellement prometteuses ?

Aujourd’hui, le traitement du combustible usé sépare l’uranium et le plutonium, d’un côté, des produits de fission (PF) et des actinides mineurs (AM), de l’autre. Or il serait utile de séparer les PF des AM, car les AM pourraient être transmutés par une filière à neutrons rapides. Les déchets ultimes ne seraient plus constitués que des PF, dont la radioactivité est bien moindre après 1 000 ans. La faisabilité de la séparation a été établie en laboratoire, mais les études de leur transmutation dans le réacteur expérimental à neutrons rapides Superphénix ont été arrêtées en 1997.

D’autre part, le programme Astrid dédié à la conception d’un démonstrateur technologique d’un réacteur à neutrons rapides (refroidi au sodium) a été malheureusement abandonné en France en 2019. C’est un grave recul pour la recherche, car cette filière portait l’espoir de réduire la consommation de combustible mais aussi de réduire la production de déchets. Cet abandon par Macron a été justifié au prétexte que le minerai d’uranium n’était pas cher. Or l’enfouissement s’avère coûteux : le budget complet annoncé par Cigéo est de 25 milliards d’euros. Et le site de Bure sera saturé en 2150. Par conséquent, la nécessité de stocker des déchets radioactifs continuera de se poser si la production d’électricité d’origine nucléaire est encore génératrice de déchets au niveau actuel.

Signalons, enfin, qu’une autre filière, celle du thorium, diminuerait la radiotoxicité des déchets d’un facteur 10 000. La recherche en est quasiment abandonnée en France, alors qu’elle en est au stade préindustriel en Inde.

Qui est le vrai maître de la question des déchets ?

Le CEA et l’Andra sont des organismes publics. Mais EDF, l’exploitant des centrales nucléaires françaises, est devenu en 2004 une SA (société anonyme, avec un conseil d’administration incluant des patrons du privé). Quant à l’Andra, son financement est assuré en majeure partie par les producteurs de déchets radioactifs (4). Les industriels devront donc financer la recherche nécessaire aux traitements des déchets, eux qui gèrent toujours cette question au moindre coût.

Et surtout, l’amont de la filière (la production du combustible) et son aval (les déchets) relèvent de la multinationale Orano dont une partie du capital est privée et dont la direction a réclamé la cotation en Bourse. Au fond, en matière de déchets, Orano n’est-il pas le vrai maître du jeu ?

Conclusion

L’énergie nucléaire a un énorme potentiel. Elle permet la production d’une électricité abondante, non émettrice de gaz carbonique, pilotable (c’est-à-dire indépendante des aléas du vent ou du soleil) et à très faible empreinte au sol.

Bien sûr, la sécurité des déchets n’est pas une option, c’est un préalable. Mais il n’y a pas de fatalité technique en la matière. Les choix en matière de recherche et d’investissement à long terme sont des choix politiques où s’opposent immanquablement, d’une part, profit à court terme et, d’autre part, satisfaction des besoins d’énergie et sécurité sanitaire à long terme.

Ces choix politiques passent par le rétablissement du CEA dans toutes ses prérogatives, une vraie renationalisation (5) et le retour au monopole public d’EDF sur l’énergie, la défense de l’indépendance de l’Autorité de sûreté nucléaire, et enfin, la nationalisation de la filière des combustibles. Qui d’autre qu’un gouvernement ouvrier aura le pouvoir de les mettre en œuvre ?

La commission environnement du POID

(1) Agence de l’énergie nucléaire, agence intergouvernementale.

(2) Autorité administrative française qui assure les missions de contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.

(3) En 2020, l’ASN demande toujours que les colis bitumineux soient mieux caractérisés et que les études pour éliminer le bitume soient lancées.

(4) L’Andra est financée (en 2019), à 72 % par les acteurs de la filière (CEA, EDF, Orano), à 26 % par des contrats commerciaux et à 2 % par des subventions publiques pour procéder à l’inventaire national annuel des déchets.

(5) Voir La TT, n° 351, 3 août.